Apprivoisés ?
Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent. Jean 10. 14
Ces derniers jours, les grandes entreprises de notre pays ont publié leurs résultats trimestriels. Malgré la force du franc, malgré la volatilité des bourses et l’incertitude quant à l’avenir des exportations aux Etats-Unis plusieurs d’entre elles ont affiché des chiffres record. La prospérité de notre pays augmente d’année en année. Et pourtant d’année en année le nombre des suicides et le nombre des appels à la Main Tendue est en augmentation. Sans doute le signe que malgré cette prospérité, pour un nombre toujours plus important de nos contemporains la vie est devenue difficilement supportable. Pourquoi cet apparent paradoxe ?
Je pense que cela ne tient moins à la situation géopolitique bien assombrie qu’à la qualité insuffisante de nos relations. Nous connaissons tous des dizaines, certains même des centaines de personnes. Nombreux sont ceux qui en rencontrent plusieurs chaque jour. Et pourtant beaucoup souffrent de solitude, de l’impression de rester incompris, abandonnés. Bien des rencontres ne semblent pas être de véritables rencontres, et « connaître » quelqu’un ne suffit pas toujours pour se sentir moins seul.
Vous souvenez-vous du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry et de son dialogue avec le Renard, qui lui demande de l’apprivoiser ? « Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable è cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable è cent milles renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin d’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. » – « Si tu m’apprivoises, (…) je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. » « On ne connaît que les choses qu’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands, mais comme il n’existe pas de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi ! »
« S’il-te-plaît… apprivoise-moi ! » N’est-ce pas là ce que les hommes crient de tout temps en silence dans ce qui leur paraît le vide de l’univers ? N’est-ce pas là le plus profond de nos désirs ? Je voudrais quelqu’un qui prenne le temps de m’apprivoiser. Je voudrais quelqu’un pour qui je ne sois plus qu’un, qu’une parmi cent mille autres N’est-ce pas là la misère au milieu de notre prospérité que tant d’entre nous ont perdu l’espoir que quelqu’un veuille les apprivoiser ?
Mais voilà que vient quelqu’un dont il est dit : « Il fut pris de pitié pour eux parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger. » (Marc 6.34) Quelqu’un qui nous confie un secret : « Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent. » (Jean 10.14) Je te connais, parce que j’ai été avec toi depuis toujours. Je connais tes talents comme tes faiblesses, je connais tes joies et tes blessures. Pour moi, tu n’es semblable à aucun autre et je te reconnaîtrais parmi des milliers d’autres. Si une fois tu te perdais, le laisserais tous les autres pour venir te chercher (voir Luc 15.4-6). « Je suis le bon berger, je connais mes brebis… »
« …et mes brebis me connaissent. » Ce n’est pas que le bon berger qui me connaît de cette manière infiniment attentionnée, respectueuse et fidèle. Non, il m’invite à le connaître ainsi moi aussi. Notre « apprivoisement », en effet peut être mutuel. Cela aussi, toutefois, demande généralement beaucoup de temps. Il ne suffit pas d’aller à l’église de temps à autre. Alors je ne le connaîtrais pas mieux non plus que je ne connais la plupart des autres participants au culte. Je ne saurais presque rien de ses soucis, de ses joies, de ce qu’il espère. Il resterait pour moi cette « puissance supérieure » incolore et anonyme dont je n’ai finalement pas vraiment besoin pour vivre. Non, il faut que j’apprenne à l’écouter : à discerner sa voix dans les textes bibliques, parmi mes voix intérieures, dans telle ou telle rencontre. Et toutes ces voix ne parlent pas de manière aussi forte et évidente que la publicité. Il faut que je le suive sur ses chemins – et ses chemins me paraissent souvent étranges et peu compréhensibles. Mais peu à peu j’apprendrai que là où il me conduit, je trouverai une nourriture qui nourrit vraiment et un breuvage qui vraiment désaltère, même les plus profonds de mes désirs. Peu à peu, j’apprendrai à avoir autant besoin de lui que lui a besoin de moi.
Bien des choses, il est vrai, demeureront encore peu claires et confuses. C’est ce que nous concède Saint Paul : « A présent nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors, ce sera face à face. A présent, ma connaissance est limitée, alors, je connaîtrai comme je suis connu. » (1 Cor. 13.12) Mais notre foi, dès lors, ne consistera plus seulement à tenir pour vrai de vieilles histoires et d’anciens dogmes peu compréhensibles. Notre foi, alors, consistera en expériences qu’il nous aura été donné de faire nous-mêmes. Mais surtout nous ne serons plus jamais seuls, parce que quelqu’un nous aura « apprivoisés » que nous aurons appris à aimer à notre tour. Amen.
Lucerne, le 11 mai 2025 Claude Fuchs