Prédication Marc 12, 1-12 (2e dimanche de carême)

La parabole des vignerons que nous venons de lire est relatée par les trois évangélistes Marc, Matthieu et Luc. Pour la comprendre j’aimerais faire deux remarques préalables. D’abord, la parabole est la réponse à une question dont les scribes et les anciens débattent pendant que Jésus se promène dans le temple. Il s’agit de la question de l’autorité. Comme vous le savez, Jésus vient de chasser les vendeurs du Temple, et on peut évidemment se demander qui lui a donné la permission d’agir ainsi. Le récit se situe donc non pas dans le grand chapitre des paraboles du Royaume, mais bien dans le temps de la Passion. Jésus va mourir sous peu.

Et puis une deuxième remarque pour bien situer le texte: dans la tradition de l’Eglise, ce 2è dimanche du temps du Carême porte le nom latin de reminiscere, verbe latin qui veut dire : se souvenir. Cet appel à se souvenir est extrait du psaume 25 où il est dit : Souviens-toi de moi dans ta miséricorde et de ta bonté ; car elles sont éternelles. Ne te souviens pas des fautes de ma jeunesse ni de mes transgressions. On peut donc lire la parabole des vignerons comme une histoire du souvenir. Se pose alors la question : de quoi faut-il se souvenir. Chaque parabole a un message : faites comme lui, par ex. dans la parabole du Bon Samaritain. Ou bien, ne faites comme eux, notre parabole des vignerons est une illustration de ce qu’il ne faut pas faire. D’autre part Dieu se laisse interpeller pour qu’il s’occupe de sa vigne, cette vigne qui est un symbole du peuple de Dieu. Pour les auditeurs de Jésus il est clair qu’il reprend ici le cantique sur la vigne du prophète Esaïe : Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau fertile. Il en remua le sol. ôta les pierres, et y mit un plant délicieux…puis il espéra qu’elle produirait de bons raisons, mais elle en a produit de mauvais.

Et l’évangile de Marc raconte comment Dieu prend soin de son peuple, de sa vigne, comment il se souvient de ce qu’il a créé, comme il s’occupe de sa création, et veut en retirer les fruits.

Toute la parabole tourne autour de la vigne, image très parlante pour les auditeurs d’alors, car la vigne est une des cultures essentielles de l’Orient méditerranéen. Pour le peuple d’Israël, elle fait l’objet de nombreuses prescriptions de la Loi mosaïque et on a souvent comparé le peuple des Hébreux avec la vigne, ce qui n’est pas le cas ici. Cette image familière de l’AT passe ensuite dans le NT. Jésus dira de lui-même qu’il est la Vigne, la véritable, celle dont le Père est le vigneron.

Dans la présente parabole Jésus déplace quelque peu l’image de la vigne quand il dit du propriétaire qu’il l’afferma à des vignerons et quitta le pays. Dans l’histoire qu’il raconte il s’agit plus des vignerons que de la vigne elle-même, c’est l’histoire de vignerons qui cultivent la vigne pour le compte d’un propriétaire absent. Cela se passe alors de la manière suivante : les gens sont rémunérés en nature, ils ont droit à une part de la récolte. Ils ont donc avantage à la cultiver le mieux possible de façon à ce que la récolte soit la plus abondante possible, aujourd’hui on parlerait dans ce cas de l’intéressement aux bénéfices. Tout cela semble bien organisé, et on peut s’étonner de la révolte des vignerons : Est-ce parce qu’ils s’estiment injustement exploités ? Est-ce parce que l’absence du maître fait naître en eux l’envie de n’avoir plus de comptes à lui rendre ? Jésus ne le dit pas ; il constate simplement qu’il y a un conflit violent et même sanglant, et que ce conflit ne date pas de hier. Quand les auditeurs de Jésus entendent le récit, ils ne peuvent pas ne pas s’apercevoir que Jésus reprend les mêmes mots que jadis Amos, Jérémie ou Zacharie pour parler des prophètes. Ces prophètes du AT dont la plupart ont été effectivement contestés et certains même gravement maltraités. Leur mission était donc un échec. Les messagers de Dieu ont été considérés comme ennemis à faire disparaître, ils étaient reçus comme de dangereux concurrents menaçant le monopole que s’étaient attribué les gardiens de la vigne. Le maître avait pris de la peine pour que sa vigne soit installée dans les meilleures conditions possibles et il a incontestablement des droits sur ce que la vigne produit. Et pourtant, les gens considèrent que la vigne est devenue leur affaire, qu’ils n’ont pas de compte à rendre sur ce bien qui leur a été confié.

Ce qui peut nous étonner est le fait qu’après tous les échecs le maître de la vigne continue d’espérer, même après l’assassinat du dernier de ses serviteurs. Il envoie même son propre fils. Il garde malgré tout une inexplicable confiance dans les vignerons, il pense malgré tout, que ces gens seront moralement obligés de respecter son fils, mais l’histoire montre qu’il se fait de graves illusions. En voyant arriver son fils, ils se démasquent définitivement : en éliminant le fils ils espèrent devenir les seuls propriétaires de la vigne.

Avec ce récit Jésus nous apprend quelque chose sur Dieu, sur les gens de son époque, mais certainement aussi sur notre propre relation à Dieu et sur nous-mêmes. Je pense que nous avons du mal à comprendre l’incroyable patience de Dieu. Il est fort improbable qu’un propriétaire humain aurait accepté sans réagir de voir ses meilleurs serviteurs se faire massacrer les uns après les autres. Dieu pourtant se souvient de sa vigne, il fait encore et toujours confiance, il continue de croire en l’homme. Contre toute espérance, il décide d’envoyer son propre fils qui subira le même sort que tous ceux qui l’ont précédé. Ce meurtre du fils révèle bien le mépris des vignerons pour le maître de la vigne et marque la fin de l’étonnante confiance, et du coup marque aussi leur propre fin. Mais est-ce seulement le mépris pour le propriétaire, ou n’y a-t-il pas autre chose qui fait agir les vignerons. Il se pourrait qu’ils ne supportent pas l’idée de dépendance par rapport au maître, de recevoir de lui ce dont ils ont besoin pour vivre ?

Ont-ils pris conscience qu’ils ne possèdent pas la vigne et qu’ils doivent rendre compte du bien qui leur a été confié ? Ont-ils pris conscience que le mal peut aussi atteindre cette espace clos protégé conçu avec soin et amour ? Ont-ils fait l’expérience de leurs propres limites ? Il est si difficile d’admettre que la vie nous est confiée, qu’elle n’est pas un bien dont on dispose à sa guise. Et cette vérité est insupportable. On se révolte contre cette idée comme le font les vignerons en tuant le fils du propriétaire et en jetant son corps hors de la vigne. Dietrich Bonhoeffer dit à propos de cette vérité si difficile à admettre: Dieu se laisse pousser hors de ce monde pour être crucifié. Dieu est impuissant et faible dans le monde et c’est seulement à cette condition qu’il est avec nous et qu’il nous aide. Seul un Dieu qui souffre peut aider…mais voilà c’est tout le contraire de ce qu’un homme religieux attend de Dieu. L’homme est appelé de compatir avec ce Dieu qui souffre à cause de l’humanité sans Dieu.

Voilà ce qui pourrait expliquer l’incroyable bonté de Dieu envers le peuple des croyants qui se révolte si souvent, qui se manifeste avec tant de violence. Cette expérience est déjà très présente dans les textes bibliques, pensez aux prophètes et messagers de Dieu qui sont méprisés et maltraités. Et pourtant Dieu ne se lasse pas d’aller à la rencontre des hommes, il leur offre son amour, sa patience est immense, il livre même son fils à la fureur des gérants de son bien. Il s’agit donc bien ici d’une histoire pour le temps de la passion dans laquelle Jésus va entrer.

Certainement peut-on lire cette parabole aussi comme une critique de l’institution religieuse. Quand Jésus a chassé les vendeurs du temple, il rappelle aux grands prêtres et des scribes : N’est-il pas écrit : Ma maison sera une maison de prière pour tous les peuples ? Mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs. » Jésus annonce que les autorités religieuses de son temps sont définitivement disqualifiées, lorsqu’il dit que la vigne sera donnée à d’autres. Mais à qui va-t-elle être confiée ?

La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissent est devenue la principale de l’angle. Jésus cite ce verset du psaume 118 et met ainsi l’accent sur le renversement qui s’opère ici : ce qui a été rejeté devient le fondement même de notre foi : Jésus, la pierre vivante, élue, précieuse devant Dieu. Avec le Christ comme pierre angulaire, l’Eglise, cette assemblée de tous les croyants, devient la maison de Dieu bâtie sur la fondation des prophètes et des apôtres. Nous avons l’assurance que Dieu ne se lasse pas d’aller au-devant de nous, qu’il est patient et d’une bonté immense. Il nous a donné Jésus qui nous accompagne dans notre faiblesse. Jésus est à notre côté pour que nous devenions des travailleurs dignes et humbles dans sa vigne.

Amen