Dimanche 15 novembre 2020 : Matthieu 21, 28-32 (autre lecture : Ezéchiel 18, 25-28) : Echange de chaire CERFSA

Croire savoir et savoir croire

Cette très courte parabole de Jésus semble à la première lecture avoir un sens limpide, sans grande complication : on en fait spontanément une lecture morale. Il y a le premier fils qui dit qu’il n’ira pas travailler à la vigne du père et qui finalement y va, et le deuxième qui s’engage à y aller et qui n’y va pas. C’est évidemment le premier qui accomplit la volonté du père. On peut donc y entendre l’appel à une cohérence entre le dire et le faire, entre le discours et l’action, entre ce que l’on prêche et ce que l’on vit. Une exhortation importante pour chacun/e qui se réclame en paroles du Christ et qui sont alors invités à vivre en conformité avec son enseignement, exhortation spéciale pour ceux qui prêchent l’Evangile et qui ont d’abord à se l’appliquer à eux-mêmes, exhortation plus large à tout homme/femme engagé dans la politique sur la cohérence entre les discours, les promesses et l’action publique une fois élu…On peut bien aisément voire l’actualité et la pertinence d’un tel propos moral dans notre société !

Mais, en creusant bien notre texte, force est de constater que ce n’est pas si simple : Jésus n’est pas un simple moraliste et la parabole a une autre pointe. Il nous faut en effet examiner le contexte, le cadre où a été prononcée cette parabole, et surtout pour qui elle a été dite, ses destinataires…pour se laisser surprendre, voire choquer comme ils ont pu l’être ! Nous nous situons dans une phase de tension entre Jésus et les docteurs de la Loi, les représentants savants de la religion, dans le Temple de Jérusalem, où ces savants posent des questions pièges à Jésus pour tenter de le décrédibiliser, notamment sur la question de l’origine de son autorité. Et c’est à ces docteurs de la Loi que Jésus va adresser cette parabole, avec une conclusion qui a dû profondément les choquer : « Les collecteurs d’impôts et les prostituées vous devancent dans le Royaume de Dieu ».

Jésus ne dénonce pas l’hypocrisie morale des docteurs de la Loi qui proclament la Loi et ne l’appliqueraient pas pour eux… Très certainement, ces docteurs, ces savants sont très intègres, ils cherchent d’ailleurs à se protéger de toute souillure morale, c’est pourquoi ils se séparent des pécheurs – pharisien signifie séparé. Ils disent et ils font ! Mais justement pour Jésus, c’est cette « justice » qui les empêche d’entrer dans la dynamique du Royaume, de reconnaître d’abord en Jean le Baptiste puis en Jésus les envoyés de Dieu. Ils ne font pas la volonté de Dieu, parce qu’ils ne croient pas en l’Evangile proclamé par Jésus qui leur semble contredire la Loi. Ce terme de « croire » revient à 3 reprises dans le dernier verset, signe que c’est bien là l’enjeu de la parabole, et le problème des docteurs de la Loi : leur conception figée, rigide de la justice divine les empêche de reconnaître en Jésus le Messie, les empêche de changer de point de vue, de mentalité (terme souvent traduit par se repentir, mais qui indique plutôt un changement de direction) et les enferme dans leur refus, avec comme conséquence leur rejet toujours plus virulent de Jésus qui conduira à sa condamnation à mort au nom du Dieu qu’ils croient ainsi servir !

Le problème de ces docteurs de la Loi, c’est qu’ils croient savoir et en cela ils s’illusionnent et s’aveuglent sur eux-mêmes, sur Dieu et sur les autres…Ils croient savoir qui est Dieu et ils l’enferment dans une conception légaliste de la religion, ils croient savoir qui ils sont : des justes qui accomplissent à la lettre tous les commandements, ils croient savoirs qui sont les autres hommes : des pécheurs qu’ils méprisent et avec qui ils ne veulent rien avoir à faire et donc ils croient savoir qui est Jésus qui lui s’adresse à ces pécheurs, ces gens de mauvaise vie pour les relever : il ne peut être qu’un Imposteur. Ces savants de la religion, ces experts de la Loi se barricadent ainsi dans leur conception figée et s’interdisent toute possibilité de changement, d’évolution. Je l’ai dit tout à l’heure, ils sont certainement intègres, mais les voilà qui deviennent intégristes, en voulant imposer à autrui leur pseudo savoir.

Ne leur jetons pas l’anathème, croire savoir est toujours une illusion que nous pouvons nous aussi avoir pour nous défendre contre les assauts de l’angoisse : face à l’angoisse du doute et du discernement toujours ambigu de notre chemin de vie et des décisions, je me réfugie dans ce que je crois savoir d’une volonté de Dieu avec des principes intangibles ; face à l’angoisse de la culpabilité possible dans une société où tout évolue et fluctue, sans repères stables je me réfugie dans une application stricte de la morale chrétienne. Face à l’angoisse de la mort, de l’inconnu, de l’immaîtrisable de nos vies, je me réfugie dans une certitude dogmatique sur le salut et de mes droits à y prétendre. Oui autant de manière de se protéger des doutes de l’existence dans un « savoir » théologique. Et on peut constater que de nos jours les Eglises ou religions en expansion sont celles qui donnent un tel savoir protecteur plutôt que celles qui invitent à la réflexion critique et aux questions…

L’opposé, selon la parabole, de ce « savoir » est la foi, cette foi qui comme le dit le théologien Paul Tillich, « crée le courage d’intégrer toutes nos angoisses » , une foi qui n’est pas bétonnée, qui n’est justement pas de l’ordre du savoir, mais de la confiance en ce Dieu qui « accepte l’inacceptable de nos vies » (encore une formule de Tillich) ; confiance en un Dieu qui nous fait confiance, qui nous relève de nos échecs et qui nous permet un changement d’orientation, un « repentir », une transformation intérieure.

Et c’est pourquoi le modèle de cette foi pure, de cette confiance en la Parole de grâce de l’Evangile, ce sont les collecteurs d’impôts et les prostituéesEux ne croient rien savoir et donc ils savent croire ! En effet, ils ne peuvent pas se réclamer d’un savoir sur Dieu, sa Loi, sa volonté, ils ne peuvent se réclamer de leur propre justice eux qui ont vécu leur vie de manière peu honnête, ils ne peuvent prétendre au salut, n’ayant engrangé aucun mérite comme laissez-passer pour l’au-delà… Non ils n’ont que ce sentiment de compter pour rien par rapport aux savants de la religion, qui leur font d’ailleurs bien sentir en les excluant de leur cercle… et ne peuvent alors de leur esprit déchiré et de leur cœur brisé que faire confiance en cette Parole de Grâce qui leur dit qu’ils sont enfants de Dieu créés à son Image, même si cette image est bien recouverte par toutes les boues de l’existence. Ainsi, quand Jésus, s’adresse à eux, de la part de Dieu pour leur témoigner de ce pardon, de cette Grâce, de cette Acceptation, ils ne peuvent qu’abandonner tout « savoir » et croire. Entrer alors à plein pied dans ce Royaume de Dieu qui leur est destiné et être transformés en profondeur par cet Amour reçu.

Oui les collecteurs d’impôts et les prostituées devancent bien les savants de la religion et les docteurs de la Loi dans le Royaume de Dieu, parce qu’ils savent croire ! Mais c’est fou comme on a tendance à toujours se réfugier dans un savoir qui exclut les autres… Dans un commentaire très savant de notre parabole, j’ai lu que le verbe « devancer » ne signifiait pas « précéder », mais qu’il avait le sens de « prendre la place »… Manière de retransformer la confiance en « savoir » en divisant les gens en deux groupes, en excluant de l’Amour ceux qui ne pensent pas comme nous… En figeant encore les situations, comme s’il n’y avait pas d’évolution possible… Cette fois, c’est à l’envers, puisque l’on fustige les docteurs de la Loi, les savants de la religion, les intégristes de tout poil en les excluant de l’Amour divin… Or si Jésus raconte cette parabole, ce n’est pas pour donner un « savoir », une « théorie » sur qui est sauvé et qui ne l’est pas, mais pour provoquer et choquer…et inviter alors les docteurs de la Loi, et le docteur de la Loi qui se tapit en chacun de nous, à sortir de ses certitudes pour que lui aussi puisse entrer dans la foi/confiance en ce Dieu qui dépasse tout ce que nous pouvons imaginer, penser, concevoir.

Michel Cornuz

(Inspiré par une méditation de Marion Muller-Colard dans Eclats d’évangile)